Article paru dans Pathologie-Biologie 58 :324-30, 210

Résumé
Les études conduites au cours de ces 30 dernières années ont constitué un apport majeur pour la compréhension de la transformation tumorale. Elles ont ouvert un domaine nouveau de la génétique : l’étude des prédispositions aux cancers. Aujourd’hui, les situations les plus simples de prédisposition ont été identifiées : monogénique, risque tumoral élevé, phénotypes associés. Plus de 70 gènes ont été identifiés et une grande partie d’entre eux font l’objet de tests génétiques. L’indication des tests, la prise en charge en aval des sujets à risque doivent être réfléchies de façon collégiale. Les efforts sont à poursuivre pour identifier les facteurs génétiques et non génétiques modificateurs des risques tumoraux. C’est ouvrir le domaine de l’étude des facteurs de susceptibilité pour les premiers et celui des interactions gène-environnement pour les seconds. La combinaison de facteurs de susceptibilité associés à des risques plus faibles (certains pouvant être des facteurs modificateurs évoqués plus haut) et dont la combinaison et/ou l’interaction avec des facteurs d’environnement pourrait conduire à des risques individuels élevés (prédisposition multifactorielle).
Enfin, un nouveau domaine s’ouvre : celui de la part constitutionnelle de l’hôte dans le pronostic tumoral et dans la réponse aux traitements.

Summary
Studies performed during these last thirty years have had a major impact on the understanding of carcinogenesis. They have opened a new field: cancer genetic predisposition. At the present time, most of the cancer predispositions linked to the alteration of one gene, associated with a high risk of cancer and with a specific phenotype have been identified. About 70 genes have been identified and have led to genetic testing. The indication of genetic testing, the management of at risk patients require the establishment of guidelines. The next challenge is the identification of cancer susceptibility genes associated with low risk or modifying the effect of treatment.

Mots clés : gène de prédisposition aux cancers, gène de susceptibilité aux cancers, , oncogène, gène suppresseur de tumeur, INCa
Key Words: hereditary cancer gene, cancer susceptibility gene, oncogene, tumor suppressor gene, French National Cancer Institute

1  -  Introduction


Le cancer est une maladie génétique de la cellule. C’est un dogme que les trente dernières années de recherche n’ont cessé de vérifier [1], [2] et [3] pour revue. En effet, le caractère tumoral d'une cellule est héritable et transmissible aux cellules filles par des modifications génétiques ou épigénétiques du génome. La transformation tumorale est un processus le plus souvent d'origine clonal, dans lequel la cellule acquière au fur et mesure des divisions successives un avantage sélectif par rapport à ses congénères (survie, prolifération, indépendance aux facteurs de croissance, etc). Ces étapes sont acquises par des altérations très variées du génome (mutations ponctuelles, délétions, translocations, gains ou pertes de chromosomes, modifications épigénétiques). Ces altérations génétiques ont deux conséquences bien différentes. Elles peuvent conduire à l'augmentation de l'activité de certains gènes favorisant au sens large la croissance tumorale ; ces gènes sont appelés oncogènes. A l'inverse, elles peuvent inactiver d'autres gènes dont l'activité physiologique s'oppose à la transformation tumorale, d'où leur nom de gènes suppresseurs de tumeurs. [4]. Au niveau de la cellule tumorale, les oncogènes ont une action dominante : l'activation d'un seul allèle est généralement suffisante à sa contribution au phénotype tumoral ; à l’inverse, les gènes suppresseurs de tumeurs sont récessifs : l'inactivation des deux allèles est nécessaire. Il faut cependant nuancer ces notions, car d’une part la réduction d'activité de certains gènes suppresseurs, par exemple par haploinsuffisance, suffit parfois à conférer un avantage sélectif vers la malignité. D'autre part, certaines mutations de gènes suppresseurs de tumeurs ont une action dominante, tout en inhibant la fonction du gène (action dominante négative). L'exemple le plus classique est le gène TP53 dont des mutations inactivatrices conduisent à stabiliser la protéine mutante et inhiber de façon dominante le complexe transcriptionnel tétramérique P53 [5].

La majorité de ces mutations et remaniements de l'ADN sont acquis et transmis lors de la division cellulaire. Des données épidémiologiques et expérimentales permettent d’estimer qu'une dizaine d'évènements géniques sont nécessaires aux développements des carcinomes [2], [4]. La coïncidence d'autant d'anomalies génétiques dans une même cellule est incompatible avec notre estimation du taux d'erreur dans le génome humain par mitose [6]. L'acquisition du phénotype tumoral est donc intimement liée à l'augmentation de l'instabilité génétique qu’elle soit d'origine extrinsèque par exposition à des agents physiques ou chimiques ou d’origine intrinsèque par anomalies des très nombreuses voies de métabolisme des mutagènes et de réparation du génome.

Une grande partie de la recherche actuelle a pour objectif d’identifier dans les différents cancers les gènes mutés ou dont l’expression est modifiée. L’identification récente de centaines de milliers de variations génétiques nucléotidiques dispersées sur l’ensemble du génome (SNP : Single Nucleotide Polymorphism) et de régions dont le nombre de répétitions est variable dans la population (CNV : copy number variation) associée au développement de technologies d’analyse haut débit permettant l’étude de plus de 500 000 SNPs et de CNV sur une puce d’un cm² et la nouvelle génération de séquenceurs d’ADN (NGS) permettent d’avoir une vision exhaustive et sans hypothèses a priori de l’ensemble des modifications des cellules tumorales. L’une des difficultés de l’analyse de ces masses de données est cependant de repérer les mutations qui ont un impact sur le processus tumoral parmi les mutations dites « passenger », simples témoins de l’exposition de la cellule aux agents mutagènes et aux erreurs de réplication de l’ADN [4]. En 2010, plus de 400 gènes impliqués dans l’oncogenèse ont été recensés par le Sanger Center dans le cadre du projet Cancer Genome Project. [7], (http://www.sanger.ac.uk/genetics/CGP/Census/).

La plupart des mutations sont acquises (somatiques) au cours de la transformation tumorale. Cependant, certaines sont présentes dès la conception (mutations constitutionnelles, ou encore germinales) et expliquent les prédispositions génétiques aux cancers. Ces mutations germinales touchent le plus souvent les gènes suppresseurs de tumeurs, et comme on le verra parfois, certains oncogènes. Elles peuvent également toucher les gènes de surveillance/réparation de l’ADN, augmentant l'instabilité génétique cellulaire. En augmentant de façon aléatoire le nombre de mutations, le risque de mutation dans des gènes oncogènes ou suppresseurs de tumeurs augmente et, par là, la probabilité de voir émerger un processus tumoral.

La notion de prédisposition génétique au(x) cancer(s) est une notion relative. Elle correspond à une augmentation du risque de cancers ou d’un cancer donné d’une personne mesurée par rapport au risque moyen de la population générale ou plus précisément par rapport aux personnes non porteuses d’un marqueur génétique donné. Il s’agit de la mesure d’un risque relatif. Autrement dit, si on revient au processus biologique de la transformation cellulaire, il s’agit de situations où le quota de mutations nécessaires à la transformation cellulaire est atteint plus rapidement par rapport à la moyenne générale. Ainsi lorsqu’une mutation d’un gène clé du processus tumoral est constitutionnelle, une étape est déjà franchie. L’archétype en est la prédisposition au rétinoblastome : l’inactivation des deux allèles du gène RB1 est nécessaire (mais pas suffisante) à la transformation tumorale des neuroblastes de la rétine du jeune enfant. Dans plus de 60% des cas, l’atteinte est unilatérale et survient après l’âge de 12 mois. Dans la plupart de ces cas, les deux mutations ont été acquises. En revanche, dans .près de 40% des cas, l’atteinte est bilatérale et survient avant l’âge de 12 mois et dans près de 10% des cas (25% des cas bilatéraux) l’un des deux parents a été atteint dans l’enfance. Chez ces enfants, l’une des deux mutations du gène RB1 est constitutionnelle, l’autre est somatique. Cette hypothèse développée par Knudson et complétée par Comings, a été confirmée avec l’identification du gène RB1 en 1986 par Friend [1,8] [9]. Il faut souligner que ce type de prédisposition aux cancers obéit à une transmission familiale dominante alors que l'action de ces gènes est récessive au niveau cellulaire.

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